Opern

http://www.concertonet.com, 17. September 2009
Est-ce innocent ? Programmer en même temps Mireille mis en scène par lui-même, Wozzeck revisité par Christoph Marthaler et Le Barbier de Séville imaginé par Coline Serreau témoigne sans doute, de la part de Nicolas Joel, d’une volonté d’affirmer une rupture. Cette Mireille et ce Wozzeck sont en effet le jour et la nuit, même si le metteur en scène suisse ne s’est pas livré ici à un massacre en règle comme pour Les Noces de Figaro, voire pour La Traviata. Cette production, une des moins contestables de l’ère Mortier, fondée sur une direction d’acteurs étonnante de précision, n’emporte pourtant pas une adhésion totale. Le décor unique de la cantine façon RDA – une manie chez Marthaler et sa décoratrice attitrée Anna Viebrock – évacue la nature qui joue un rôle essentiel dans l’opéra et, surtout, casse le rythme qu’a imprimé le compositeur à l’enchaînement quasi cinématographique des tableaux de la partition. Un rythme que ne remplace pas l’agitation des figurants sur le plateau, alors que le jeu des personnages est si concentré, à commencer par celle des enfants sur laquelle donne la cantine – et l’omniprésence du pianiste déjanté paraît décidément bien gratuite. Cela dit, les rapports entre les personnages ont rarement paru aussi vrais, d’un Wozzeck agent de sécurité essuyant nerveusement les tables, agité de troubles obsessionnels compulsifs, exclu des autres et de lui-même, jusqu’à un Tambour major tête à claques habillé en punk. Un univers sordide, où la folie le dispute à la grossièreté, le morbide au trivial, où les enfants sont condamnés d’avance, où Marie fait figure de victime, presque d’ange déchu.


Il est vrai que Waltraud Meier trouve toujours là un de ses plus grands rôles, avec un aigu insolent – le médium, comme souvent chez les mezzos reconverties, paraît beaucoup plus discret -, une intelligence rare des mots et de la musique, un jeu très sobre où chaque geste, chaque expression a un sens. Oui, une sorte d’ange déchu, pécheresse malgré elle, dont la fierté se redresse dans un « Rühr mich nicht an » à vous faire frissonner, dont l’humilité se love dans une lecture de la Bible à vous faire pleurer. Elle n’a donc rien à envier à Angela Denoke. Vincent Le Texier, lui, ne fait pas oublier un Simon Keenlyside vocalement plus assuré, presque trop peut-être : la voix, si elle semble plutôt moins engorgée et se projette plutôt mieux que d’habitude, atteint parfois ses limites et menace de se rompre. Mais cela, finalement, ne messied pas au personnage, surtout tel qu’il le conçoit, et le timbre, plus gris, la tessiture, plus grave, le rendent plus sombre, plus désespéré, plus renfermé – on ne dira jamais assez à quel point, chez Wozzeck, compte la couleur de la voix, de laquelle le chanteur français joue assez subtilement. Et l’on sent ici une authentique caractérisation, une violence à peine contenue, alors que le baryton anglais semblait plus résigné. Les autres chanteurs ne marquent pas moins leur rôle : Tambour major arrogant de Stefan Margita, Capitaine hystérique d’Andreas Conrad, qui piaille ses aigus de fausset sans les escamoter, Docteur mégalo de Kurt Rydl, portant encore fort beau. Bref, on ne perd pas au change avec cette nouvelle distribution – de celle de 2008, seuls demeurent la Margret d’Ursula Hesse Von Den Steinen et le Deuxième Apprenti d’Igor Gnidii.


Le remplacement de Sylvain Cambreling par Hartmut Haenchen, en revanche, est une aubaine. Le chef français – un peu trop systématiquement brocardé d’ailleurs – n’habitait pas ses lenteurs et émoussait la tension dramatique au profit des détails – ce qui, dans une partition aussi concentrée, parfois haletante, constitue un contresens. Hartmut Haenchen, d’abord, éclaire par sa précision toute la richesse des couleurs de l’instrumentation, replaçant d’ailleurs l’œuvre dans l’esthétique de l’Ecole de Vienne plus que dans l’héritage de Mahler. Sa direction, de plus, n’évacue pas le théâtre, portant souvent la tension à son comble, notamment dans la scène où Marie cède au bellâtre à quatre sous. Mais elle reste lyrique, avec un très bel interlude au dernier acte, même si elle se garde - un peu trop ? - de tout expressionnisme pour mieux préserver les fondements d’une structure qui, aujourd’hui, fascine, voire intimide encore les compositeurs d’opéra.
Didier van Moere