Opern

www.altamusica.com, 17. September 2009
Inauguré il y a déjà deux saisons, le Wozzeck de Marthaler, l’une des plus grandes réussites de l’ère Mortier à l’Opéra de Paris, est repris à la Bastille conjointement aux débuts de Nicolas Joel dans Mireille à Garnier. En somme le jour et la nuit en matière de théâtre, dans une production d’une puissance intacte, servie par une équipe musicale renouvelée mais toujours à l’avenant.

Les productions de Marthaler, connu pour être le plus souvent absent lors des reprises, ont ceci de frustrant qu’elles s’essoufflent très vite. Ainsi, les Noces de Figaro présentées au Palais Garnier au printemps 2006 n’étaient plus que l’ombre de celles, diablement stimulantes, nées à Salzbourg en 2001. De même, le Tristan questionnant de Bayreuth 2005 a-t-il subi les ravages d’une désertification théâtrale dès l’année suivante et jusqu’à cet été. On est donc heureux ce soir de constater que son Wozzeck, probablement la plus aboutie de ses productions récentes, n’a pas perdu une once de sa puissance théâtrale.

Du nouveau plateau, qui accuse assez bien la différence de conception vocale des équipes de Gerard Mortier et Nicolas Joel, on retiendra le rapprochement de la typologie traditionnelle associée à l’ouvrage : un Wozzeck sombre et moins jeune, une Marie authentiquement mezzo, un Capitaine plus ténor de caractère, un Docteur basse profonde ; et une volonté chez chacun de chanter, de privilégier les hauteurs sur le vrai mélange de parlé-chanté offert par le Sprechgesang.

Vincent Le Texier avait la lourde tâche de succéder au Wozzeck de Simon Keenlyside, et se tire dignement d’une prise de rôle toujours périlleuse, en assumant le poids de la tradition des anti-héros à l’émission grise, à la Toni Blankenheim. On ne cherchera toutefois pas dans cette approche scrupuleuse une véritable incarnation, car le Français tente avant tout d’assurer le texte – soigneusement articulé – et les notes – parfois au bord de l’accident – avec une réelle monotonie dans l’expression et sans parvenir à laisser une empreinte dramatique ou littéraire.

Waltraud Meier, plus middle-class que le commun des Marie, campe un personnage extra-terrestre, trop humain au milieu des fous, qui aurait pu, dans un univers moins délétère, devenir quelqu’un, et surtout d’une vocalité caméléon, avec ce médium ardent qui n’appartient qu’aux mezzos, cet art du mot, de la déclamation, d’une complexité psychologique riche de contradictions, tout sauf univoque. Quant à l’aigu, son tendon d’Achille, la grande Waltraud en assume crânement les limites, chuintements et feulements, en délivrant notamment un Rühr’ mich nicht an ! aussi crucifiant que le Lachte ! de sa Kundry.

Dans la lignée des plus géniaux couineurs, les Gerhard Stolze et Heinz Zednik, Andreas Conrad compte parmi les tout meilleurs Capitaine : aiguisé, sadique, avec ce mélange d’instrumentalité et de contorsions vocales, cette dissection convulsive du texte typique des personnages de petits nazillons hystériques, forte d’une projection qui ne sacrifie jamais le sens aux seuls décibels.

La déclamation, voilà tout le poids de la différence dans l’excellence entre ce Hauptmann et le Docteur de Kurt Rydl, forcément plus en voix que Roland Bracht mais assez mou de débit et abusant des effets épouvantail, avec un timbre qu’on souhaiterait plus concentré, même si ce genre de voix kolossale fait toujours son effet auprès du public.

Enfin, si Jon Villars n’avait jamais été aussi incontestable qu’en punk bouffi de beaufitude, Stefan Margita, moins impressionnant d’héroïsme, est un Tambourmajor plus répugnant encore par sa perversité, jouant d’effets fielleux plus ambigus. La principale déception proviendrait de Xavier Moreno, dont l’Andrès manque de pure radiance pour pleinement convaincre, à l’inverse de l’Idiot tout en immatérialité de François Piolino, qui campe ce Yurodovi germanique avec un art consommé de la voix de tête.

Une direction de théâtre
Hartmut Haenchen, qui a compris aussi bien que Sylvain Cambreling avant lui le bénéfice à tirer d’un décor bas de plafond canalisant à merveille les voix, dirige aux antipodes de son prédécesseur : vif, théâtral, avec la fulgurance, l’alacrité qui faisaient tant défaut à sa Lady Macbeth de Chostakovitch.

Beaucoup plus analytique, le chef français exaltait davantage le glauque et la modernité d’une partition ce soir projetée d’emblée dans le vif du drame, avec des silences écourtés et un impact sonore immédiat obtenus souvent au détriment de la précision rythmique. Mais qu’importe, car après un Parsifal très contestable et le Chostakovitch précité, on retrouve le Haenchen de l’urgence théâtrale, que laissait peu présager le minutage erroné du spectacle (1h50) indiqué sur le site Internet de l’Opéra, alors que le drame est bouclé en tout juste une heure et demie.
Qu’il est regrettable, dans ces conditions d’excellence et alors que Mireille croule sous les demandes de places inassouvies, de voir des rangées entières de fauteuils de première catégorie laissés en jachère…
Yannick MILLON