Opern

La Libre, 29. Januar 2011
Camou flage, bondage, images
Le “Parsifal” de Wagner vu par Castellucci est un spectacle hors normes. Mise en images plus que mise en scène. Mais quelles images ! Distribution au top.

Verre à moitié vide ou verre à moitié plein ? Scéniquement, visuellement, théâtralement, le nouveau "Parsifal" de la Monnaie est plus celui de Romeo Castellucci que celui de Richard Wagner. Débarrassé de toute référence à la mystique chrétienne - exeunt graal, célébration, vendredi-saint, bain de pieds et onctions - ou presque (Kundry façon Saint-Sébastien ? hosties géantes ?) - le spectacle ne raconte pas l’histoire que l’on attend. Raconte-t-il, d’ailleurs ? On est dans un théâtre des situations, des contrastes, des émotions brutes plutôt que dans un théâtre d’acteurs et d’interactions. Mise en images plutôt que mise en scène, le travail de Castellucci prend plus d’une fois la musique comme prétexte, comme moteur, comme vecteur. Mais, à l’une ou l’autre exception près - forcément subjectives - le résultat est fascinant. Car quelles images

L’acte I est, selon Castellucci, celui de la nature. Une immense forêt envahit la scène du sol aux cintres (les panneaux de sur-titrage ont, fort opportunément, été relégués de part et d’autre de la fosse). Une forêt sortie de "Hansel et Gretel", qui bouge, vit, avale et digère les personnages. Les Chevaliers du Graal sont des soldats camouflés. Gurnemanz, Kundry, Parsifal, Amfortas : hormis trois ouvriers forestier égarés, seuls les principaux protagonistes apparaissent ça et là dans des faisceaux de lumière.

Pour le metteur en scène italien, l’acte II est celui de la culture. Les noms des poisons de Klingsor sont projetés sur un tulle qui ne se lèvera qu’à l’extrême fin de l’acte, son jardin fleuri n’est qu’une immense chambre aux murs blancs, et c’est en chef d’orchestre/boucher que le magicien est présenté. Il ne dirige pas les filles-fleurs - cachées dans l’obscurité de part et d’autre de la fosse - mais lie et suspend des Marylin à perruques pendant que d’autres se contorsionnent ou présentent leur moi le plus profond ; frisant le comique involontaire, le ballet bondage qui suit tient plus de la séance d’aérobic que des séductions vénéneuses. Eternel écueil des metteurs en scène débutant à l’opéra qui, mal à l’aise dans la gestion des chœurs, les placent hors scène mais se sentent finalement obligés de les remplacer par autre chose ?

La femme absolue, c’est Kundry, Eve en tenue de soirée, serpent au bras (un superbe python albinos qui est, si l’on ose écrire, le fil rouge de la soirée), robe longue et blanche au deuxième acte mais fille de ferme et bottes en caoutchouc au troisième. Un acte dépouillé de tout décor, mais fort de près de deux cents figurants dont la marche inexorable est sans nul doute un des moments forts de la soirée (et le sera plus encore si l’on peut supprimer l’irritant cricri du tapis roulant).

Tout en respectant les silences là où il y a lieu, Hartmut Haenchen opte pour des tempi rapides : 3h40 à peine au total, comme Boulez à Bayreuth, soit une heure de moins que Gatti qui y tient l’affiche aujourd’hui ! Faut-il y voir l’origine d’un certain manque d’intériorité au premier acte ? Reste une incontestable force dramatique au deuxième, tandis que le troisième trouve une sorte de moyen terme parfait.

Cordes splendides, vents parfois plus désordonnés, chœurs puissants mais perfectibles encore dans leur cohésion. Orchestre et chœurs de la Monnaie sont ou seront à la hauteur du projet, entourant une distribution superbe
: Andrew Richards, Parsifal à la fois séduisant et vaillant, chant aisé et bien projeté, Anna Larsson, Kundry d’une égale netteté dans tous les registres du rôle, Thomas Johannes Mayer, somptueux Amfortas ou, un cran en dessous mais à un beau niveau malgré tout, Tomas Tomasson en Klingsor (nonobstant un look qui inspire peu la fascination) et Jan Hendrik Rootering, Gurnemanz solide nonobstant ça et là quelques signes d’une compréhensible fatigue.
Nicolas Blanmont

La Libre, 3.2.2011

Le “Parsifal” de Romeo Castellucci fera date, surtout par ses images formidables. La forêt, les femmes ligotées, la foule en marche : ses secrets de fabrication.

Le Parsifal de Romeo Castellucci créé à la Monnaie fera date (lire la critique dans "La Libre "de samedi). Les images en particulier sont superbes. Pour connaître les secrets de fabrication d’une telle entreprise (5 heures de spectacle !), nous avons interrogé Charmaine Goodchild, directrice des services techniques et des ateliers de la Monnaie et Dasniya Sommer, superbe ex-mannequin aux cheveux verts, danseuse et chorégraphe, qui a dirigé les scènes de "bondage Shibari" et répondu à nos questions aux côtés de son assistante Frances d’Ath.

La production fut très délicate car Romeo Castellucci, très grand metteur en scène et créateur d’univers uniques, n’avait pas encore scénographié un opéra. Ses demandes étaient neuves pour les équipes techniques et sa vision d’artiste était parfois en franche opposition avec la vision musicale du chef d’orchestre, Hartmut Haenchen.
Ce "Parsifal" a trois univers fort différents. Le premier acte se déroule dans une forêt d’une incroyable densité, "celle de la Belle au bois dormant". Les ateliers de la Monnaie y ont travaillé depuis août dernier : comment créer une telle densité d’arbres ? Comment la faire disparaître à la fin de l’acte ? Chaque arbre peut bouger indépendamment. Deux grands arbres tombent sur scène, autour de charnières. Au fond de la scène, il y a des projections et un miroir, pour densifier encore la forêt. Un mécanisme très complexe de fils et câbles règle ça.
Dans cette "jungle", se retrouve un vrai serpent, un python albinos prêté par un éleveur belge. Il y a même un python de rechange si le premier somnole trop à cause de sa digestion. On a prévu au début du spectacle, un matelas de mousse, invisible de la salle, pour amortir la chute du serpent s’il devait tomber du trapèze où il est perché. Le python doit être chauffé préalablement avant d’arriver sur scène pour être calme. Mais alors il est fort gentil, comme en ont été convaincues la chanteuse qui joue Kundry et la danseuse qui ont ce python sur leur corps. L’autre animal en scène est un berger allemand venu de Marseille avec son éleveur qui le tient toujours à l’œil et peut obtenir qu’il aille et reste là où il faut, et reparte au moment dit.
Le second acte est totalement différent avec une scène vide et une couleur blanche omniprésente. On y rencontre comme "filles-fleurs", un groupe de danseuses chorégraphiées par la Belge (de Genève) Cindy Van Acker, un groupe de femmes contorsionnistes et, le plus étonnant, un groupe de quatre performeuses de "bondage Shibari", venues de Berlin. Les filles quasi nues, sont ligotées de tous côtés, par le chanteur Tomas Tomasson jouant Klingsor et attachées, têtes en bas, à des cordes avec leurs corps se balançant. Le Shibari est une ancienne discipline des samouraïs, un art martial utilisé aussi comme arme de torture. Il fut repris dans les années 50, au Japon, dans les jeux sadomasochistes et immortalisé par le photographe Araki.
Dasniya Sommer le reprend comme un art, à la manière du yoga, une sculpture du corps avec une cordelette pour former des figures géométriques, une technique d’apprentissage des corps, et l’a amené vers la danse et la performance. Un art mêlant la gestuelle, la méditation et les techniques d’autosuspension qu’elle enseigne maintenant à Berlin mais aussi ailleurs, y compris dans des workshops à Charleroi/Danses. La compagnie Helena Waldmann l’a produite de même que le musée d’art contemporain d’Helsinki (le Kiasma) pour une performance. Le Shibari connaît de plus en plus de succès, dit-elle.
Elle-même l’a appris, il y a cinq ans, à San Francisco. Pratiquer le Shibari bondage n’est pas sans risques. Il peut y avoir des accidents. Après 20 minutes, la tête en bas, comme on le voit à Parsifal, la tête tourne et il faut prendre du sucre et bien s’alimenter dès la fin du travail car l’exercice est aussi épuisant qu’une course de vélo. Il faut aussi masser son corps avec des crèmes à cause des marques des cordes. C’est pourquoi les performeuses (comme les chanteurs) sont heureuses de ne pas jouer chaque soir. Ce sont des athlètes qui voient leur discipline comme un art. Bien sûr, il y a une connotation sexuelle (les jeux sadomasochistes sont "à tort stigmatisés", disent-elles) "mais dans l’opéra aussi" ajoutent-elles. Dans le Shibari, les corps suspendus (elles peuvent arrêter l’exercice quand elles le veulent), doivent balancer davantage qu’à Parsifal, mais elles n’ont pu le faire à cause de l’encombrement des cintres de la scène, dû à l’appareillage lié à la forêt du premier acte. Elles sont aussi heureuses que le chanteur ait pu apprendre si vite et bien l’art délicat de ligoter les corps.
Dans tout ce deuxième acte, une femme vient aussi exposer son sexe, jambes ouvertes. Ce ne fut pas évident à trouver une volontaire, jusqu’à ce que Castellucci explique qu’il ne s’agissait nullement de choquer mais bien d’une scène essentielle, autour du sexe maternel, lieu du second engendrement de Parsifal.
On y voit aussi Klingsor en chef d’orchestre avec, à un moment, sa main qui se dédouble : un pur tour de magie dont on ne veut pas dévoiler le secret.
Le troisième acte est encore tout différent : une scène vide, envahie par une foule dense qui se met en marche, dans un exode impressionnant. 200 personnes sur scène, quasi toutes des bénévoles recrutés par petites annonces. Ils ont dû, lors des répétitions qui forcément ne pouvaient se faire qu’en soirée, apprendre à marcher ensemble. Seuls les deux premiers rangs marchent sur le tapis roulant (on entend le chuintement), les autres font semblant. Il a fallu coordonner le moment délicat du démarrage du tapis. "C’est la partie la plus fragile du spectacle", nous disait Romeo Castellucci le soir de la première. Mais tout s’est bien passé.
Guy Duplat