Opern

L'Opinion Independente, 29. Juni 2012
Tannhäuser, entre terre et ciel

L'esprit de Wagner servi par une magnifique exécution musicale.


Il est bien difficile aux jours d'aujourd'hui de croire à une histoire dans laquelle le héros est banni par ses amis pour avoir fait un peu d'escalade sur le mont de Vénus. Or, c'est bien ce qui arrive à ce pauvre Tannhäuser, chassé du château de la Wartburg pour avoir fréquenté le Venusberg, et fricoté avec la Déesse. Trois actes, assez longs, pour assister à la victoire de l'austérité mystique chrétienne sur l'ivresse charnelle païenne, il n'y a plus qu'à l'opéra qu'on le voit.

Mais avec la poésie, tout est possible. C'est Baudelaire qui, en France, a été le premier à souligner la puissance poétique et symbolique de Tannhäuser, où se joue «la lutte des deux principes qui ont choisi le cœur humain pour champ de bataille, c'est-à-dire de la chair avec l'esprit, de l'enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu.» Et ce combat du principe spirituel contre le principe matériel nous rappelle l'époque où se tenaient en Occitanie des cours d'amour, et où s'y développait la foi cathare.

Parsifal et Trencavel

Le lien est d'autant plus naturel que l'un des personnages importants de Tannhaüser est Wolfram von Eschenbach, le troubadour allemand auteur de Parzival, dont Wagner fera plus tard son Parsifal, ce chevalier du Graal qu'Otto Rahn, fondateur du romantisme cathare - avant que celui-ci ne soit dévoyé par les fumisteries ésotériques, puis récupéré par le commerce touristique – identifie, dans La Croisade contre le Graal, à la figure historique de Ramon-Roger Trencavel, vicomte de Béziers et de Carcassonne, l'un des premiers martyrs de la guerre sainte menée contre le Midi. Nous voici donc transportés dans le domaine de l'Idée, par l'effet du charme, au sens magique du terme, qu'opère la musique, et que l'orchestre et le chœur du Capitole, commandés par le chef Hartmut Haenchen, servent à la perfection. L'ouverture et la bacchanale, l'explosion sonore de la marche du concours de chant, le sombre et fabuleux prélude du troisième acte sont autant d'occasions d'apprécier la wagnérophilie des phalanges toulousaines.

Dans le rôle terrible de Tannhäuser, qui a inauguré le registre spécifique du Heldentenor et qui en est peut-être l'exemple le plus ardu, Peter Seiffert, l'un des meilleurs spécialistes actuels, alterne sans défaillance l'insolence du plaisir terrestre et la profondeur douloureuse du repentir.

Petra Maria Schnitzer est une Elisabeth douce et chaste, rayonnante dans son air d'entrée – encore imprégné des échos du Freischütz –, fiévreuse et désespérée dans sa prière du dernier acte. Sa rivale, son contraire, Vénus elle-même, championne de l'amour charnel, c'est Jeanne-Michel Charbonnet, enflammée, presque incendiaire, malgré l'éteignoir de la scénographie. Le Landgrave Hermann est remarquablement campé par Christof Fischesser, voix et chant superbes, et Lucas Meachem est un Wolfram magnifique, distingué, sensible, menant sa romance à l'étoile vers les hautes sphères de l'émotion. Les seconds rôles sont en tous points parfaits, eux aussi.

Le triomphe de la musique

C'est la mise en scène qui tente, sans y parvenir vraiment, de compromettre cette beauté. Il faut y voir sans doute un aspect du combat des forces d'en bas contre l'idéal artistique. En guise d'orgie mythologique, sur un plan incliné glacial comme un linoléum, quelques couples, court-vêtus mais bien peu sexy, se trémoussent sans conviction, dans de sages et tristes alignements. Jamais mont de Vénus ne fut si plat, et on souffre pour la Déesse, qui évolue, sans le moindre mystère, dans une prosaïque déambulation au ras du sol (au troisième acte, elle sortira de terre au moyen d'un petit élévateur qui ne la mènera pas bien haut). Les rares décors sont laids, d'une fade laideur, les éclairages sont fades, d'une laide fadeur, l'imagination est en berne et la direction d'acteurs en grève. Les costumes sont d'un ridicule soigné et, seule mais insistante inspiration, de petites loupiotes tremblantes, façon vélib, accompagnent les pèlerins et enferment dans un cercle de lumière maigrelette les corps enfin réunis d'Elisabeth et de Tannhäuser. Oui, vraiment, il faut que la musique soit grande et forte pour triompher.
Laurent de Caunes