Opern

Le Monde, 07. Februar 2011
Saluons l'excitante initiative du Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles, qui présentait, jeudi 27 janvier, avec Parsifal, de Wagner, le premier opéra du metteur en scène et plasticien italien Romeo Castellucci.

En 2008, artiste associé au Festival d'Avignon, Castellucci créait l'événement avec sa trilogie sur La Divine Comédie, de Dante – l'Inferno de la douleur native et de l'effroi, le Purgatorio qu'est le dur métier de la vie quotidienne, enfin le Paradiso inaccessible condamnant l'homme à l'errance. Au triptyque dantesque répond ce Parsifal, qui recrée en trois actes le parcours initiatique de l'antihéros wagnérien, de la bestialité à la conscience.
A chaque cercle sa vision castelluccienne, saisissante et hallucinatoire. D'abord le vert sombre des "hommes du Graal", espèce quasi reptilienne tapie au sein d'une épaisse forêt matricielle, avec des lumières au lointain d'une poésie à couper le souffle.
Le deuxième acte verra le royaume magique et sensuel de Klingsor pris dans les glaciations galactiques d'une chambre froide. Le magicien chef d'orchestre manipule des filles nues et "bondagées", mimétiques du serpent albinos qui s'enroule autour de Kundry la tentatrice. Les liens de la luxure, comme ceux de la mort, sont ici réfrigérants – Kundry ne parviendra pas à séduire Parsifal.
Certes, le travail scénographique est renversant. Mais il ne masque pas un malentendu. Le metteur en scène, en effet, n'a pas distordu le chef-d'œuvre wagnérien en le détournant de lui-même, mais en le contournant. Quand il n'a pas procédé à l'éviction de la musique.
Ainsi les chœurs hors champ du premier acte qui accompagnent la présentation du Graal, réduits à une bande-son quasi inaudible. Plus loin aussi, la mise en cage stéréophonique du chant de séduction des filles-fleurs, de part et d'autre dans les loges de scène, cependant que sur le plateau s'articule une inepte rhétorique chorégraphique. Les duos (entre Kundry et Parsifal, entre Parsifal et Gurnemanz) sont strictement traités en parallèle.
Seule, au troisième acte, la traversée de la foule par le chœur, comme surgi de la mer Rouge, fera l'effet extraordinaire d'une musique proprement sauvée des eaux au moment le plus sombre, qui voit le cortège funèbre du vieux roi et le suicide annoncé de son fils mortifère.

DÉNI DE LA SALVATION
Ennemi des résolutions, Castellucci, à l'instar de Wagner, a conçu une œuvre ouverte qui pose les mêmes questions fondamentales – désir, amour, faute, sagesse, sacrifice, rédemption – sans apporter de réponse.
Mais il a laissé vacante la représentation de la douleur (cette justification suprême du questionnement) en la désincarcérant scéniquement de la musique. A aucun moment le corps souffrant d'Amfortas, l'expiation de Kundry, ni même l'empathie de Parsifal prenant sur lui les péchés du monde, ne sont nôtres.
Castellucci a dépouillé Wagner de son apparat idéologique (le christianisme, le bouddhisme, la légende païenne du Graal, le renoncement schopenhauerien). Il a fait l'apologie de la mystique par le vide (pas une goutte de sang dans la coupe du Graal) et du retour à l'ordre par l'errance (Parsifal ou le déni de la salvation). Ce faisant, il s'est mis à couvert de la musique, évitant la confrontation avec la forme opéra, ses sédiments séditieux, ses pompes dévoreuses d'énergie et d'espace. Il a fait de la musique un décor invisible.
C'est là que ce Parsifal blesse. D'autant que les musiciens sont bien présents. Dans la fosse où le chef d'orchestre allemand, Hartmut Haenchen, exerce un magistère économe et transcendant, en dépit des faiblesses de l'Orchestre de la Monnaie parfois plus trébuchant que sonnant. Sur le plateau où règne sans partage la Kundry impériale d'Anna Larsson, voix de feu et présence incandescente.
On en oublierait presque les chevaliers : l'Amfortas monolithique de Thomas Johannes Mayer, le Gurnemanz usé de Jan-Hendrik Rootering, et même le vibrionnant Klingsor de Tomas Tomasson. Seul reste debout le Parsifal d'Andrew Richards, silhouette émouvante parce qu'elle est en creux, proche de l'inertie et qu'elle s'effacera sans laisser de trace.