Hartmut Haenchen, le retour aux sources
Longtemps privé d’une carrière internationale en raison des contraintes politiques de l’ex-Allemagne de l’est, le Dresdois Hartmut Haenchen compte aujourd’hui parmi les chefs lyriques wagnériens et straussiens les plus recherchés. Rencontre avec un interprète en perpétuel questionnement de la tradition et en quête constante de retour aux sources.
Le 28/02/2008
Propos recueillis par Yannick MILLON
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Quel a été votre parcours musical ?
À 10 ans, j’étais membre du Kreuzchor de Dresde, ma ville natale. J’ai beaucoup appris avec ce chœur célèbre, au sein duquel j’ai beaucoup voyagé de par le monde. Vers l’âge de 13 ans, j’ai commencé à ne plus être d’accord avec le chef de chœur pour des questions d’interprétation.
Je suis allé consulter des ouvrages à la bibliothèque, des traités d’exécution de musique ancienne, des manuscrits. Et nous avons fini par discuter de nos divergences d’opinion. Il l’a d’ailleurs très bien pris et m’a conseillé d’apprendre autant de choses que je pouvais, ajoutant qu’il me laisserait diriger une répétition quand je serais prêt.
C’est là qu’est née ma vocation de chef, lorsque j’ai commencé à faire travailler les chanteurs en groupes séparés, puis en tutti. J’ai dirigé mon premier concert seul à l’âge de 15 ans. Le 21 mars de cette année, cela fera très exactement cinquante ans.
À quand remonte votre passion pour Wagner ?
À l’époque du Kreuzchor. Wagner avait été l’un des élèves les plus célèbres de l’école qui abrite le chœur, et il avait l’acoustique de la Frauenkirche dans la tête en composant les passages choraux de Parsifal. L’idée des chœurs disposés à différents niveaux – Mittlere Höhe et Höchste Höhe – est liée à la coupole de cet édifice. J’y ai d’ailleurs souvent chanté Der Glaube lebt, qui était l’un de nos bis favoris. Malheureusement pour moi, après la guerre, la musique de Wagner a fait l’objet d’une véritable censure en Allemagne de l’est. Parsifal, notamment, a été interdit pendant de nombreuses années.
Avez-vous fait le pèlerinage de Bayreuth ?
À un âge déjà avancé, contrairement à beaucoup de chefs. J’aurais pu le faire avant 1961, mais je n’y pensais alors pas vraiment. Après la construction du mur de Berlin, le régime ne le permettait plus. Mais un jour, j’ai écrit à Wolfgang Wagner, en lui demandant une lettre officielle pour pouvoir assister au festival de Bayreuth. Il s’est empressé de m’inviter, allant jusqu’à me payer le voyage et le logement. Avec ce courrier, mais aussi une autre lettre de recommandation de Karajan qui m’autorisait à assister à ses répétitions, je suis allé à Berlin en suppliant le parti de me laisser sortir, avec le nom qui était le mien et la réputation de mon travail, pour parfaire ma formation.
J’ai finalement obtenu gain de cause et ai pu assister au Ring de Chéreau et Boulez. Le comble, c’est que j’ai été invité en 1978 à diriger à Bayreuth la nouvelle production du Vaisseau fantôme que mettait en scène Harry Kupfer, mais on me l’a interdit. Et comme vous le savez, c’est Dennis Russell Davies qui a hérité de l’invitation.
Depuis la chute du communisme, avez-vous été approché de nouveau pour diriger sur la Colline ?
J’ai eu depuis de bons contacts avec Wolfgang Wagner, qui est venu me voir diriger à l’Opéra d’Amsterdam, mais j’ai écrit un livre sur l’interprétation du Ring qui ne lui a pas plu, notamment mes remarques sur les problèmes acoustiques de la fosse de Bayreuth. Comme le lieu est sacré, il est impensable de toucher à quoi que ce soit.
Pour moi, cette acoustique si particulière n’est vraiment idéale que pour Parsifal, qui a été entièrement conçu pour le lieu, mais les Maîtres chanteurs, par exemple, ne fonctionnent pas vraiment, la densité du contrepoint s’y perd. De nombreux collègues, parmi lesquels Pierre Boulez, ont des idées pour remédier à ces problèmes, mais personne ne veut actuellement toucher un centimètre de la coque de la fosse d’orchestre.
Cela aide-t-il d’avoir pu entendre Parsifal à Bayreuth ?
À plus d’un titre, et notamment dans le sens d’une méfiance vis à vis de la lenteur, car tous les chefs ont tendance à y diriger Parsifal plus lentement qu’ailleurs. Wieland Wagner a écrit clairement que pour lui, dans la fosse de Bayreuth, les musiciens s’attendent les uns les autres, d’où un ralentissement certain du tempo, souvent préjudiciable.
D’un autre côté, quand vous avez entendu Parsifal à Bayreuth, vous savez exactement comment fonctionne la partition au niveau des silences, et il faut adapter ces pauses au lieu où vous dirigez. La Bastille est assez avantageuse sur ce point, l’acoustique y est bonne, malgré la vastitude de la salle.
J’ai disposé les violons de chaque côté – mais avec les premiers à gauche contrairement à Bayreuth – avec les vents au milieu et les basses sur la gauche, pour avoir un bon contact entre les cors et les cuivres. La partition nécessite à mon avis que l’harmonie soit groupée, afin de bien régler les équilibres des accords et la polyphonie.
Quelle place occupe Parsifal dans l’œuvre de Wagner ? Est-ce une nouvelle voie ou l’aboutissement d’une vie de réflexion sur le genre opéra ?
Avant toute chose, Parsifal n’est pas un opéra. Wagner a inventé le terme de Bühnenweihfestspiel, de « festival scénique sacré », genre intermédiaire entre l’opéra et l’oratorio. Pour la première fois, il utilise une musique qui n’est pas entièrement de sa plume, en empruntant par exemple pour le motif du Graal à l’Amen de Dresde, comme Mendelssohn avant lui dans sa Symphonie réformation. Certains passages, comme le petit quatuor Durch Mitleid wissend des écuyers répétant l’oracle que vient de conter Gurnemanz au premier acte, sont vraiment de la musique sacrée.
D’autre part, Wagner réduit drastiquement le niveau sonore dans cet ultime opus, où les tutti sont utilisés de manière parcimonieuse. On peut tout à fait concevoir Parsifal comme de la musique de chambre, et user de nuances ténues plus que dans n’importe quel autre opéra de Wagner. Je travaille aussi en ce moment sur l’exact opposé, la première version du Vaisseau fantôme, où l’orchestration est tout en puissance.
Si l’on n’est pas très attentif à respecter le sens des proportions de la dynamique, on perd beaucoup de l’architecture de Parsifal. L’un des points cruciaux est pour moi la gestion du passage orchestral du baiser au deuxième acte, qui se trouve au centre de l’opéra.
Le système des leitmotive est également différent des opéras précédents, les thèmes y sont plus changeants, moins uniment signalétiques. Cela est lié à la mobilité psychologique du rôle-titre, aux différentes vies de Kundry. Il aurait été merveilleux que Wagner puisse écrire son opéra sur Bouddha, car Parsifal amorce une ouverture vers un horizon épuré tout à fait nouveau.
En même temps, c’est un aboutissement, et le sommet de l’œuvre de Wagner, qui a mis plusieurs décennies à trouver son vrai style. Quelque part, les opéras avant le Vaisseau sont presque un recul par rapport à Weber et Marschner. Et pour moi, un compositeur qui parvient à « réduire » au fur et à mesure de son parcours créateur est un vrai maître ! Il est tellement plus facile d’aller dans le sens inverse.
Vous utilisez un matériel qui comporte de nombreuses annotations des assistants qui entouraient le maître pendant les répétitions de 1882.
Je m’appuie en effet sur une compilation que j’ai établie des indications des assistants du maître, et notamment du plus important, Heinrich Porges, l’assistant musical. Nous avons aussi les remarques de Felix Mottl, l’auteur de la réduction pour piano, ainsi que du chef de chant Julius Kniese. En tenant compte de toutes ces remarques, on obtient une image sonore significativement différente.
Wagner a donné pendant les répétitions des consignes très précises sur le recours ou non au vibrato, notamment pour les chanteurs. Évidemment, tout n’est pas indiqué, mais on peut déduire des passages particuliers qui portent les indications des remarques plus générales.
L’ouvrage était déjà sous presse quand les répétitions ont commencé, aussi l’édition princeps tant vénérée par Cosima est-elle très incomplète. À mon sens, le plus important reste ce qui a été décidé pendant le travail concret, avec l’orchestre et les chanteurs : Wagner a modifié en certains endroits de la partition imprimée le texte, le rythme, les hauteurs.
De même, si on m’a déjà reproché de ne pas chercher à faire entendre chaque leitmotiv, je préfère structurer leurs apparitions plutôt que de montrer que je connais mon catalogue thématique sur le bout des doigts en les jouant toutes sur le même plan. Je préfère penser la partition en terme de voix principales ou secondaires, les fameuses Haupstimmen et Nebenstimmen dont se servira par exemple Berg dans ses partitions complexes pour aider le chef à hiérarchiser les lignes au sein de l’orchestre.
Enfin, tout le monde parle de mélodie continue concernant Wagner, mais il ne s’y cantonne certainement pas. Il y aurait une vraie réflexion à mener sur les grandes liaisons dans sa musique, qui ne demandent pas forcément un seul coup d’archet pour l’ensemble de la phrase. L’idée d’arche est importante, mais au sein même de cette arche, Wagner demandait des coups d’archet moins étirés.
Ce qui implique en cascade de repenser la question du tempo.
Tout à fait. Si vous regardez le minutage de la première, qui était d’une durée modérée en comparaison de la tradition qui a suivi, et si vous regardez les annotations des assistants, toutes vont dans le sens de moins de lenteur : « plus vite », « pas de ralenti », « ce n’est pas une aria », « sans pathos », « plus court », « plus clair », « suivez la déclamation », bref, tout l’inverse de ce qu’a érigé en système la grande tradition. Le récit de Gurnemanz au premier acte, souvent joué dans un tempo sépulcral, ne porte aucune véritable indication de lenteur. Calme ne veut pas dire forcément lent !
Comment expliquez-vous que Toscanini, qui était considéré comme l’un des chefs les plus rapides de son temps, ait battu le record de durée de Parsifal à Bayreuth en 1931 ?
D’une part en raison de l’acoustique de Bayreuth, et d’autre part car Toscanini parlait très mal l’allemand. Il avait tendance à prendre trop au pied de la lettre certaines indications. « Sehr gehalten » ne veut pas dire « à l’arrêt » chez Wagner, mais seulement que les cuivres doivent allonger les notes dans le phrasé. Toscanini prenait nombre d’indications de caractère pour des indications de tempo pures et dures.
Dans la musique du XIXe siècle encore, de manière générale, les articulations étaient courtes. À Dresde, Berlioz a été choqué de voir les instrumentistes ajouter des ornements à ses partitions, ce qui prouve que la norme n’était pas aux longues phrases droites, aux longues tenues. Et donc le « sehr gehalten » signifie seulement chez Wagner de tenir les notes sans les écourter.
Pour être sûr que les musiciens tiennent les notes jusqu’au bout, Wagner utilisait aussi des liaisons à tour de pages. Et l’on a vite pris cela comme une volonté de tisser un ruban infini, qui a pour conséquence d’aplanir les articulations et d’appesantir le tempo.
Entre les 3h39 de Boulez et les 5h de Toscanini, où est la vérité ?
Cela dépend bien sûr des chanteurs dont vous disposez, mais globalement, pour moi, la bonne durée serait celle de la première, moins quelques minutes.
Clemens Krauss en somme !
Exactement. Et comme par hasard, Krauss a étudié avec Richard Strauss, qui était le seul à avoir travaillé avec les assistants de Wagner. Krauss est le lien direct de la fidélité aux intentions de Wagner sur les représentations de 1882.
Pensez-vous que l’on vive à une époque de déclin du chant wagnérien ?
On ne peut nier qu’il y a actuellement un problème pour distribuer correctement Wagner, mais cela vient autant de la tradition des décibels et de la lenteur que des chanteurs. Il ne faut jamais oublier que les interprètes de Wagner venaient du répertoire italien, ce qui n’était pas toujours pour lui convenir quant au style, mais qui supposait de conserver une certaine souplesse vocale, que possédaient encore les grands wagnériens de l’immédiat après-guerre.
Le problème des décibels a d’ailleurs souvent été appréhendé à l’envers. Par exemple, la partition de la Walkyrie donnée à Bayreuth en 1876 comporte des indications de nuances renforcées par rapport à la première de Munich en 1870, et la plupart des chefs en ont conclu que Wagner désirait plus de puissance, alors qu’il ne cherchait qu’à retrouver la même nuance dans l’acoustique moins exposée de Bayreuth.
Le déclin du chant wagnérien tient aussi beaucoup à la place qu’occupent aujourd’hui l’artiste, le chanteur dans la société. Dans Dresde dévastée, d’immenses chanteurs donnaient de l’opéra dans des conditions que vous ne pouvez imaginer à l’heure actuelle. Tous les musiciens avaient faim d’art après la guerre, c’était leur raison de vivre. Aujourd’hui, l’art est de plus en plus considéré comme un simple divertissement.
À voir :
Parsifal de Wagner, Opéra Bastille, du 4 au 23 mars.
À consulter :
Le site Internet d’Hartmut Haenchen : www.haenchen.net
Le 28/02/2008
Yannick MILLON