Opera

http://classiqueinfo.com, 29. June 2012
Tannhäuser ou le tournoi des chanteurs au Capitole de Toulouse

Si l’histoire de Tannhäuser est celle d’un miracle chrétien, les représentations de l’opéra de Wagner au Théâtre du Capitole de Toulouse ont tenu du miracle musical. Avant même la levée du rideau, dès les premiers accords, le spectateur, plongé dans l’obscurité de la salle, reste subjugué par la direction incandescente d’Hartmut Haenchen, aussi bien par les braises des pianissimi que par le romantisme fiévreux des forte.
L’ouverture en elle-même fut un chef d’œuvre de sensibilité et de raffinement : le thème des pèlerins est d’abord exposé aux cuivres dans un piano suave ; toutes les phrases y sont tuilées pour faire de cette exposition ce qu’elle est dans son essence, un choral mystique. Puis l’orchestre se gonfle d’un formidable crescendo pour reprendre le thème. Finit le choral, nous avons la fièvre, la passion alors que les cuivres détachent le thème pour mieux le faire entendre aux dessus de la mer des cordes déchaînées. Là est le grand talent de ce chef : savoir donner autant de vigueur, d’exaltation à sa partition, tout en soignant les nuances et les timbres. Il n’est que d’entendre les bois lors du prélude du troisième acte, particulièrement mis en valeur par la direction. Les thèmes de l’ouverture s’enchaînent et fondent, toujours avec clarté et passion. Jamais l’orchestre ne sombrera dans la neutralité ou le décoratif, jusque dans l’intervention sur scène des douze cors au premier acte, de douze trompettes et quatre trombones au deuxième ou de nombreux bois disposés sur les premières loges du public lors du troisième. Hartmut Haenchen s’est à l’évidence penché sur tous les raffinements d’une partition où Wagner allie encore le bel canto à sa nouvelle esthétique, travaillant chaque couleur, chaque intention musicale. Le chef fait toujours de l’orchestre un acteur, un catalyseur d’émotion et de vie. Ce souffle aura, à l’évidence, inspiré toute la production.
Le rideau s’ouvre alors sur une scène sombre et vide. Des danseurs s’ébattent au sol, magnifiant la chair et le contact des corps au royaume de Vénus. Le metteur en scène Christian Rizzo visait dans son travail l’abstraction et le minimalisme : il y a réussi. La scène des premier et deuxième actes reste ainsi vide, laissant le passage au chœur des pèlerins et tout l’espace nécessaire à la solitude des héros. Le mérite d’une telle mise en scène est de ne gêner en rien la musique et le drame, ainsi que de ne pas encombrer un livret, déjà trop riche de sens, d’une multitude de détails ou d’interprétations toujours discutables. Reste cependant une impression de vide, de froid et même de silence, où la rêverie du spectateur et le merveilleux n’ont guère leur place. Le deuxième acte dans la salle des chanteurs de la Wartburg montre un grand lieu de marbre gris aux hautes colonnes carrées dont le froideur évoque le parlais des réceptions de Rome de l’architecte rationaliste Adalberto Libera. Seule l’entrée du chœur, habillé des costumes les plus divers et extravagants, offre opportunément un peu d’excentricité et de gaité à la scène.

Le chœur du Capitole fut justement somptueux, à la fois par sa puissance, sa couleur et ses nuances. On est toujours ému par le chant des pèlerins, mais le chœur « Freudig begrüssen wir die elde Halle » du second acte aura été la démonstration de la qualité de ce chœur et du talent de ses membres. Le son est magnifique d’homogénéité. Tout y est rond, beau. On distingue pourtant avec plaisir la brillance des ténors, les graves des basses, les aigus toujours couverts et éclatants des sopranes. Le spectateur reste ébahi de tant de musicalité. Le chœur final de l’opéra produira la même fascination sur le public par sa puissance expressive et la beauté des voix. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à se souvenir du silence inhabituellement long qui précéda le tonnerre des applaudissements.
Les solistes, venus saluer la salle après la tombée du rideau, ont reçu des acclamations enthousiastes. C’est que la distribution toulousaine fut d’une qualité exceptionnelle. Peter Seiffert est un Tannhäuser exceptionnel : il est difficile d’imaginer qu’un ténor puisse affronter dès le premier acte autant d’aigus et de phrases interminables sans jamais faillir, avec un soutien démesuré, un timbre toujours parfait, à la fois profond et brillant, une voix exceptionnellement puissante et à la projection redoutable, mais toujours capable de nuances sensibles et délicates ou de notes filées. Que de délicatesse dans son duo « Gepriesen sei die Stunde » du deuxième acte, que de passion dans sa réplique « Dir, Göttin der Liebe, soll mein Lied ertönen ! » et enfin, que d’expressivité dramatique dans l’air surhumain « Inbrunst im Herzon, wie kein büsser noch » du troisième acte ! Peter Seiffert aura incarné merveilleusement le parangon du ténor héroïque.

Petra Maria Schnitzer a de même été une Elisabeth remarquable. Très loin de la caricature répandue de la soprane wagnérienne, furieuse et hurlante, elle fut digne d’une princesse, toute en nuance et délicatesse. Le timbre est homogène, pur, les aigus toujours couverts. L’interprétation se nourrit du belcantisme finissant de Wagner par un phrasé élégant, toujours nuancé et délicat. Même l’air ouvrant le second acte, « Dich, teure Halle », fut remarquable de légèreté et d’élégance, malgré quelques aigus un peu difficiles. Quant au « Allmächt’ge Jungfrau » du troisième acte, il fut un des sommets d’expressivité et d’émotion de la représentation.

Lucas Meachem fut un superbe Wolfram, sachant exploiter les ressorts belcantistes de ce rôle par un phrasé élégant et riche en nuances. Ses interventions du second acte « Blick’ich umher in diesem edlen Kreise » et « O Himmel, lass dich jetzt erflehen » furent à ce titre exemplaires d’élégance et de subtilité. La romance aux étoiles fut moins séduisante, du fait d’une tenue de la ligne mélodique un peu courte et d’une absence de forte-piano concluant la montée chromatique finale. C’est que la voix du baryton n’a pas la puissance et la profondeur habituelle des chanteurs wagnériens, mais, par son chant humain et inspiré, Lucas Meachem a su à merveille incarner le chevalier-poète avec virilité et dignité.
Jeanne-Michèle Charbonnet s’est essayée au terrible rôle de Vénus. L’engagement vocal de la soprano est total et parvient à rivaliser sur scène avec Tannhäuser. Mais à quel prix ? Les aigus sont souvent tirés, le chant agressif, le vibrato prononcé. Si la fureur de la séparation était là, la déesse voluptueuse de l’amour qui tente de charmer le héros n’a pas réussi à convaincre le public. A l’inverse, Christof Fischesser aura campé un Hermann remarqué par la richesse de son timbre, un phrasé sobre mais élégant et des graves retentissants.

On le constate, la distribution de ce Tannhäuser fut à plus d’un titre exceptionnelle au point de laisser au public l’impression d’une mise en abîme où les chanteurs sur scène concourraient eux-mêmes à un tournoi de maîtres chanteurs, rivalisant de leurs plus belles voix pour le ravissement du public toulousain.
Jean-Charles Jobart