Opera

www.resmusica.com, 28. June 2012
À son futur metteur-en-scène, Tannhäuser glisse toujours entre mes doigts. À peine le premier acte, une sorte de précis de la théorie arthurienne, est-il fini, que l’ouvrage dérive vers une réflexion (concours de poésie lyrique à l’appui) sur le créateur artiste, puis s’achève sur le dépassement de la dialectique entre eros et agapè. Tannhäuser se lit comme la matrice globale, comme le noyau intégral de toute la production wagnérienne à venir. De Lohengrin à Parsifal, tout y est, à peine éclos : des portraits de l’homme en perpétuel et désespéré Wanderer ; la capacité du pur amour à rédimer les fautes humaines ; la place éminente (c’est-à-dire : politique) de l’artiste dans le corps social ; ou la mémoire qui affranchit l’être humain à mesure que le fil en est déroulé. Autrement dit, assister à une représentation de Tannhäuser impatiente son spectateur tant les instables matériaux thématiques (littéraires, dramaturgiques et musicaux) surabondent et sont impossibles à tenir en une seule main et en un seul regard. Pour corser le tout, notre époque, avec son décillement progressif sur cette longue plage de l’Occident qui se tient entre l’empire romain et la Renaissance, perçoit le Moyen-Âge comme un filtre (et non comme un philtre !) rétensif, voire ridicule.

Dans le spectacle vivant actuel, Christian Rizzo est une personnalité singulière. Son cheminement l’a conduit de la pratique musicale (le rock) et du dessin de vêtements des arts plastiques et de la photographie, à la mise-en-scène de spectacles. Du côté chorégraphique, sa plus récente réalisation, le bouleversant ballet Le bénéfice du doute, qui, présenté il y a quelques mois au Théâtre de la Ville à Paris, interrogeait la force de vie : des silhouettes humaines vestimentaires sur cintres avaient, in fine, plus de vie que les danseurs qui les manipulaient. Et une première – et ô combien réussie – expérience lyrique, en mars 2011, à l’invitation du Théâtre du Capitole avec une triade de monodrames qui peignent des destins de femmes (Erwartung, Pierrot Lunaire et La voix humaine).

Manifestement, Christian Rizzo a respecté le foisonnement de matériaux qui caractérise Tannhäuser et s’est refusé à agripper les perches trop convenues qui font écran entre l’œuvre et ses lecteurs, telles la ferblanterie médiévale et le culte exclusif du héros. Au démonstratif qui rassasie en quelques minutes, il a préféré l’implicite d’une œuvre qui exige de la souplesse et du temps pour exhaler ses multiples mais peu cohérents parfums et pour traverser, lentement, le spectateur, presque à son insu. D’où une production assez distante ; sa passivité, juste superficielle, fourmille de micro-tensions, de furtifs changements de perspective. Aussi la scénographie offre-t-elle une apparence – un cérémoniel marbre gris – et alterne un plateau nu (aux actes I et III) et un espace creusé de différents niveaux à la façon des perspectives d’Escher. Peu interventionniste en ses signes extérieurs, la direction d’acteurs travaille intelligemment l’espace et, à la façon dont, jadis, au Festival d’Aix, Claude Régy avait monté et écouté Les carnets d’un disparu de Janaček, magnifie le geste vocal et fait une infinie confiance aux chanteurs. Les costumes sont à l’unisson, perpétuellement décalés par rapport à chaque silhouette (une autre façon d’être à côté de soi) : neutres pour les personnages principaux, sauf Vénus dont la chatoyance vestimentaire répond au seul personnage que le désir brûle uniment ; et, à l’acte II, histrioniques pour les chanteurs du chœur, tels ces shows de mode qui, il y a une décennie, avaient nourri les premiers travaux chorégraphiques de Christian Rizzo.

En écho à ce passionnant travail scénique, le plateau a été tout de puissante tenue, surtout du côté masculin. D’une (mise en) scène à l’autre, Peter Seiffert promène son propre Tannhäuser. Avec son inaltérable quinte aiguë qui sait se faire tranchante comme le métal, il apporte, à l’idée de Heldentenor, une allure juvénile et sauvage, qui la rapproche moins de Siegmund que de Siegfried, préférant l’instinct emporté et insolent à de profonds élans de la pensée et du cœur. Ce chanteur est toujours aussi captivant et, à certains moments (notamment le « retour de Rome »), atteint à une ubris renversante. À ses côtés, Lucas Meachem est un Wolfram de premier ordre, alliant timbre très dense à la pensée et à l’exercice du Lied. Signalons également Christof Fischesser (son Hermann qui tend plus vers l’autorité de Pizzaro que vers l’humanisme de Rocco) et Maxim Paster (un Walter von der Vogelweide particulièrement intelligent, à la façon de Mime et de Loge). Le couple féminin a été un peu plus en retrait : en dépit d’un chant assez noble, Petra-Maria Schnitzer (Elisabeth) en est restée à un chant assez noble et à un engagement mesuré ; à l’exact opposé de Jeanne-Michèle Charbonnet (Vénus) qui joue trop exclusivement la carte d’un eros extraverti, au détriment d’un personnage plus complexe.

Dans l’ensemble de prestation, le Chœur du Capitole a été plus que valeureux, à côté d’un Orchestre national du Capitole dense et beau, malgré d’inhabituels (et légers) écarts de concentration, dans l’intonation comme dans la vigueur des articulations. Ayant choisi la version dite « de Vienne » (à savoir la plus exhaustive), Hartmut Haenchen connaît cet opéra sur le bout des doigts et en maîtrise impeccablement le parcours énergétique. Lui demeure toutefois un péché-mignon : à force de vouloir symphoniser les ouvrages qu’il dirige (à l’Opéra national de Paris, il en alla de même avec Lady Macbeth de Mzensk puis avec Wozzeck), il oppresse trop souvent ses chanteurs et sature l’espace acoustique des salles où il dirige.

Grâce à (et malgré) la pertinence de Christian Rizzo, Tannhäuser s’échine à demeurer une énigme. Peut-il en être autrement : non, sans doute …