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www.tutti-magazine.fr, 13. November 2011
9 von 10 Sternen

Œuvre de transition dans l'ensemble du corpus wagnérien, Le Vaisseau fantôme troque, dans cette production hollandaise, son habit d'opéra romantique en trois Actes contre une parure contemporaine à la dramaturgie réinventée par le metteur en scène Martin Kuešj. Cet enregistrement réalisé en 2010 au Amsterdam Music Theatre est disponible en Blu-ray et en DVD chez Opus Arte.

Les deux grands thèmes qui parcourent tout l'opéra s'incarnent en deux motifs, véritable ciment des trois Actes, cités dès l'ouverture : le motif de La Malédiction du Hollandais, que l'on entend dès les premières mesures aux cuivres, et le motif de La Rédemption par l'amour, introduit par les bois dans un tempo contrasté d'andante dolce. On retrouvera cette dualité à tous les niveaux de la scénographie.

Relativement aux protagonistes, une nette opposition se manifeste également par les vêtements qu'ils portent : des couleurs chamarrées pour une partie des chœurs et du sombre uniforme pour les "passagers" du Hollandais. Cette même valeur sombre est présente sur les habits de Juha Uusitalo (le Hollandais) et ceux de Catherine Naglestad (Senta), associant ainsi visuellement leurs destins. Quant aux autres personnages, le capitaine et son second resteront obstinément en blanc, symbole de pureté antinomique eu égard à leur corruption.

La mise en scène de Sebastian Huber réinvente le livret traditionnel écrit par Wagner. L'opposition nette entre deux mondes socialement impénétrables de notre société actuelle et la quête obsessionnelle de passer de l'un à l'autre trouvera un écho judicieux dans l'actualité contemporaine la plus sordide intelligemment intégrée dans cette production. L'occupation spatiale du plateau, divisé en deux volumes, va dans ce sens : le premier plan, blanc et uni, s'oppose au second plan par un système de baies transparentes séparant comme un mur de verre les deux espaces. Deux mondes s'opposent, habités par deux sociétés tout aussi différentes. D'un côté les nantis, où dominent couleurs et lumière, de l'autre un univers plus inquiétant, peuplé de silhouettes sombres. À l'Acte II, une piscine occupera l'arrière-plan, d'où sortiront des femmes exclusivement préoccupées de leur bien-être et de leur apparence physique (chœur des fileuses). Pourtant, une scène violemment réaliste non prévue par le livret mais parfaitement cohérente avec la nouvelle dramaturgie proposée par Sebastian Huber se passera à l'endroit qu'elles viennent de quitter… En outre, la scène finale extrapolera également par rapport à l'original wagnérien, mais toujours en toute logique.

Le capitaine trouve en Robert Lloyd une bonne personnification : la basse britannique a l'âge du rôle, et sa voix, bien que légèrement colorée de vibrato, possède toujours de belles notes graves et une puissance confiante. Ce personnage miné par la corruption n'hésite pas à vendre sa fille, tenté par la vue des nombreuses grosses coupures d'euros que lui présente le Hollandais, dangereuse pente que suivra aussi son timonier. Face à lui, le ténor Olivier Ringelhahn a du mal à s'imposer dans ce rôle, et son timbre de voix peu wagnérien nous semble par trop léger mais toutefois correct. D'aucuns trouveront la voix en accord avec le personnage falot et peu fiable.

C'est durant l'Acte II qu'entre en scène Senta. La soprano américaine Catherine Naglestad excelle dans ce personnage sombre. Son timbre puissant et dramatique à la tenue de son parfaite est à mettre en opposition avec celui d'Erik, son fiancé. Le ténor Marco Jentzsch n'a rien d'héroïque et ne possède que partiellement l'organe et les couleurs dévolus à son personnage, davantage à l'aise dans le médium et le grave que dans des aigus atteints sans de réelles difficultés mais au détriment du coloris. Son importance sur scène lui laisse peu l'occasion de développer un personnage trompé, miné par la jalousie. Chasseur, il porte constamment un fusil, arme qui, si elle peut être perçue comme un attribut voyant de sa virilité en berne, aura une importance finale décisive.
La mezzo-soprano russe Marina Prudentskaja bénéficie de peu de temps sur scène pour nous convaincre, mais sa performance est assez explicite pour que l'on regrette une si courte présence. Ses allures de vamp hollywoodienne vulgaire tranchent délibérément avec la sombre Senta.
L'importance et la qualité des chœurs ne sont nullement à négliger dans Le Vaisseau fantôme, et leur chorégraphie explicite au début de chaque Acte joue un rôle actif qui s'inscrit toujours dans l'axe de cette nouvelle version.

L'opéra de Wagner repose en très grande partie sur le personnage du Hollandais. C'est lui qui cimentera la logique de l'action modernisée qui nous est proposée. Le baryton-basse finlandais Juha Uusitalo nous avait déjà totalement convaincu dans son Wotan du Ring de Valencia et son Jochanaan de Salomé au Metropolitan Opera. Il en impose tout autant dans Le Vaisseau fantôme. Les nombreux gros plans montrent un visage définitivement marqué par la punition de l'errance et de la quête mort-née d'un amour fidèle rédempteur. Une énorme puissance de souffle au service d'une écriture vocale parfois éprouvante : aucun doute, ce rôle est fait pour lui ! Sa stature physique très impressionnante représente en outre un atout supplémentaire eu égard à sa "profession" de passeur, et son expression inquiétante fait de lui un personnage ambigu dont a su tirer profit la modernisation de la dramaturgie.

Une partie des chœurs qui lui sont attachés ne symbolise pas ici son équipage comme dans le livret original. En effet, l'idée de base, nous l'avons dit, est l'opposition entre deux mondes. Usé par son statut, le Hollandais désire y mettre un terme. En effet, il doit sa richesse au droit de passage qu'il perçoit des pauvres hères dont les corps disparaissent sous les vêtements et les capuches, silhouettes que l'on voit rôder tout au long de l'opéra et dont l'unique désir est de franchir cette fameuse barrière de verre qui les sépare de l'autre monde. Cette idée prendra un tour saisissant à l'Acte III, lorsqu'on les retrouvera au premier plan, assis et prostrés au milieu de la nuit, alors que la fête bat son plein à l'arrière-plan, en pleine lumière. Le Hollandais fréquente tous les mondes et cherche sa place.

Hartmut Haenchen, très longtemps à la tête de l'Opéra et du Philharmonique de Hollande, conserve les tempi relevés dont il a l'habitude et un équilibre dont l'orchestre wagnérien ne peut que bénéficier. Les effets faciles de l'Ouverture sont ainsi évités et le respect de la puissance des chanteurs toujours préservé.

Richard Wagner reste sans doute le compositeur le plus délicat à mettre en scène. Revisiter de fond en comble une légende emprunte de propos philosophiques demande une certaine imagination pour être convaincant face à un public qui cherche maintenant bien souvent autre chose que du réalisme au premier degré. Avertissons toutefois les lecteurs de Tutti-magazine que cette actualisation ne saurait qu'être complémentaire d'une version de base traditionnelle.
Nicolas Mesnier-Nature