Les Echos, 03. Februar 2011
Wagner réinventé
Thomas Johannes Mayer campe un Amfortas douloureux, dans une mise en scène qui choisit de rompre avec la tradition.
J'ai cherché à oublier tout ce que je savais. Je me suis mis dans la situation de celui qui ne sait rien », explique Romeo Castellucci. Pour aborder sa première mise en scène d'opéra, l'artiste italien iconoclaste a dû beaucoup oublier, car « Parsifal » est sans doute un des opéras qui a suscité le plus de lectures, de commentaires et d'interprétations. Des légendes médiévales (« Perceval ») au christianisme, en passant par le bouddhisme et la pensée de Schopenhauer, Wagner a promené son imagination dans de vastes domaines avant de rédiger ce qui reste comme son testament musical et philosophique. Ce récit de quête de pureté et de rédemption a aussi pu être assimilé a posteriori à la doctrine nazie, le compositeur n'ayant jamais caché son antisémitisme. Romeo Castellucci, lui, affirme n'avoir vu « aucun faux Moyen-Age » ni « aucune croix gammée ». Comment lire ce foisonnant récit de cette communauté de chevaliers qui vénère le Graal qui a recueilli le sang du Christ et la lance qui lui a percé le flanc ? Dirigée par un roi malade, Amfortas, parce qu'il a cédé au charme de Kundry, ensorcelée par Klingsor, elle attend la venue d'un chaste innocent qui les délivrera de cette douleur -ce sera Parsifal.
Cohérence dramatique
Comme il l'annonce, le metteur en scène ne montre aucun chevalier, aucune armure, aucun sanctuaire propre à la communion, aucun château, ne tient pas compte des didascalies et néglige toute la représentation traditionnelle, du Graal à la colombe. Son spectacle atteste cependant une forte cohérence dramatique. Il s'ouvre par un immense portrait de Nietzsche, qui désavoua Wagner après l'avoir adoré, auprès duquel s'approche un serpent, symbole ambivalent de la tentation et de la fertilité, allusion manifeste à Kundry, cette femme à la fois séduisante et maternelle. D'une forêt touffue et sombre, à la fois mystérieuse et sidérante de beauté, Romeo Castellucci mène ses personnages vers le blanc domaine de Klingsor où les Filles-Fleurs s'adonnent au plaisir du bondage shibari, avant de les réunir dans une grande marche collective. En refusant une tradition sans doute trop lourde, le metteur en scène a négligé certains aspects de ce « festival théâtral sacré », notamment sa vocation morale, mais il laisse filtrer la lumière de la compassion et la puissance de l'amour indispensable à toute entreprise humaine.
Le chef Hartmut Haenchen évite de figer le spectacle en une messe hiératique, privilégie la clarté des lignes et soigne la personnalité musicale de chaque rôle. Thomas Johannes Mayer incarne un Amfortas douloureux et las, secondé par le vaillant Gurnemanz de Jan-Hendrik Rootering. Le Klingsor de Tómas Tómasson, qui prend l'allure d'un chef d'orchestre (il dirige en effet un univers de troubles sortilèges) au deuxième acte, a toute l'énergie farouche du renégat avide de vengeance. Impressionnante d'intensité, à la fois sauvage sensuelle et sainte blessée, la mezzo-soprano suédoise Anna Larsson dévoile le double visage de l'insaisissable Kundry. Elle forme avec le Parsifal lumineux d'Andrew Richards le pivot autour duquel s'édifie ce singulier ouvrage initiatique dont l'horizon reste à jamais infini.
PHILIPPE VENTURINI